
Ce 24 mars, en fin de matinée, lorsque j’aperçois ce premier Libellago semiopaca, je ne suis pas habitué au soleil ! Nous sommes partis ce matin de Kuching sous un ciel couvert et surprise, car cela fait 6 jours que nous sommes sous la pluie, le soleil arrive ; mes photos sont souvent assez mal exposées. D’autant qu’il n’est pas très facile à photographier, à la fois très sombre et très clair, noir et jaune, il est très petit et Selys (1) nous dit que son abdomen mesure 13 mm soit une longueur totale de 20 mm.
Cependant, on lit sur le site eTawau.com qu’il mesure 22 mm. La différence peut paraître faible, mais représente tout de même 10% de la taille totale, ce qui reste malgré tout largement dans la limite des variations individuelles.
Il faut aussi rappeler que Selys a décrit ce sujet depuis un exemplaire mort (et desséché) au British Museum (où il s’est rendu), dont la taille a pu varier ; en tout cas, il est très petit.

Il y a plus d’une quinzaine de Chlorocyphidae à Bornéo, dont six Libellago (2), nous n’en observerons que 3, mais il est impossible de le confondre avec une autre espèce tant une large partie apicale de ses ailes postérieures est maculée d’une tache sombre et brillante, précédée, dans la zone du nodus de veines discrètement irisées de rose ou de rouge. Ses pattes sont noires.

Ce sont des hôtes de la forêt, dans des rivières vives et claires de plaine, plus ou moins larges, mais une condition indispensable est la présence de tronc ou des souches affleurant dans une eau dont le fond est constitué de sable et de graviers. L’espèce est très exigeante et dépendant de ce type de support de ponte, à tel point que si les troncs sont submergés, ou au contraire que l’eau n’affleure pas près de leur sommet, les sujets sont absents de la rivière (3) !
Son aire de distribution est limitée à Bornéo, Sumatra et la Péninsule malaise, où je l’avais déjà rencontré en 2013.
Si on veut les photographier posés, on aura donc toujours le même décor de tronc d’arbre et d’eau scintillante !

Ils portent sur la face un étrange appendice, plus ou moins cylindrique de face, mais concave et encoché sur sa face supérieure en haut qui leur donne un drôle de museau. Mais il est difficile d’en faire de bonnes photos, car il est sombre sur le fond sombre de la face. Il est commun à tous les Chlorocyphidae et je pense que personne n’a de bonnes explications quant à son utilité, si tant est qu’il en ait une.


Les femelles pondent donc sur ces bois immergés (bois durs en général), juste à la limite de l’eau. Elles présentent les mêmes motifs thoraciques, mais n’ont pas de marques alaires. Noter, sous le lourd ovipositeur, le stylet destiné à percer ce substrat pour y déposer un œuf.

Les mâles accompagnent les femelles à la ponte, restent quelques instants posés avec elles, mais se lassent vite et repartent trouver une autre compagne… Les femelles en ponte sont alors harcelées par des mâles qui tournent en demi-cercle autour d’elle, exhibant leurs ailes postérieures colorées pour les séduire :

C’est un spectacle très amusant à voir, les mâles sont très rapides, virevoltent, se figent en vol, repartent dans l’autre sens, ne volant parfois que de leurs ailes antérieures, les postérieures fixes pour bien montrer leur coloration ! L’abdomen est redressé pour les femelles puissent apprécier la qualité du motif jaune que porte leur abdomen.

Et lorsque plusieurs mâles sont présents sur un même site de ponte, ils adoptent un comportement territorial et combattent (sans contact) face à face ; A. G. Orr (3) écrit que si, lors de cet exercice un des deux mâles cesse d’animer ses ailes postérieures et n’utilise que les antérieures, exhibant ses bandes alaires sombres, l’adversaire peut être perturbé et cède la place ! Mais de temps en temps, les 2 individus peuvent afficher leurs ailes et si la durée moyenne de ces joutes est d’une douzaine de minutes, elles peuvent atteindre une heure ! Les mâles passent énormément de temps dans ces joutes et dans les vols de séduction, y consacrant une énorme énergie !
J’avais observé ce type de combat au Laos avec un autre Chlorocyphidae, Libellago lineata, dont la face interne des tibias (comme pour d’autres espèces) est blanche et exhibée lors de ces affrontements alors que notre sujet laisse simplement pendre ses pattes sombres.

Étymologie
Libellago ; le genre a été créé par Selys en 1840 et on pense qu’il est formé du latin libellula pour libellule et du suffixe ago, sans doute par imitation de la construction du terme virago, qui, en latin, signifie « femme forte et courageuse comme un homme » et donc éventuellement héroïne (vir pour homme et ago = ? « . Le suffixe -ago, ne semble pourtant pas avoir de signification qui expliquerait la construction des très rares mots français qui l’utilisent. C’est l’explication défendue très succinctement par Ngiam et Ng (4).
Et j’ai passé de longues heures à essayer de confirmer cette hypothèse ; et finalement, Selys, dans l’Appendix de sa « Monographie des libellulidées d’Europe » (5) et plus précisément dans sa « Note sur le triangle discoïdal des Libellulidées » écrit à propos du genre Libellago : »Ce genre, très-distinct sous tous les rapports, rappelle certaines Libellules. On peut, à la rigueur, y découvrir un triangle discoïdal, mais il ne diffère pas, par sa construction, des autres cellules carrées« . Il faut donc bien comprendre Libellago comme « ayant des similitudes avec les Libellules » sur le plan de la nervation.
Plus tard, je me suis aperçu que cette référence, que j’ai eue tant de mal à trouver, est dans Wikipedia.
Semiopaca du latin semi pour demi, à moitié et de opacus, qui signifie sombre pour souligner l’étendue de la zone sombre sur l’aile postérieure.
Il faut noter que Selys a décrit cette espèce dans le genre Micromerus (Rambur, 1842) et que c’est Fraser en 1928 (6) qui a proposé que les sujets de ce genre rejoignent le genre Libellago.

1- Selys, 1873 – Appendice aux troisièmes addition au Synopsis des Caloptérygines – Annales de la Société entomologique de Belgique (2) 36- P. 617. Un autre lien.
2- Dow, 2021 – AN ANNOTATED CHECKLIST OF THE ODONATA (INSECTA) KNOWN FROM SARAWAK WITH RECORDS TO DISTRICT LEVEL – Sarawak Museum Journal · January 2021.
3- A.G. Orr, 2009 – Reproductive behaviour of Libellago semiopacaon a Bornean rainforest stream (Odonata: Chlorocyphidae) – International Journal of Odonatology 12 (2) 2009: 157-180; pls I, II.
4- Robin Ngiam & Marcus Ng – A photographic guide to the Dragonflies and Damselflies of Singapore – John Beaufoy Publishing – 2022
5- Selys,1840. Monographie des libellulidées d’Europe – Librairie Encyclopédique de Roret. P. 200.
6- Fraser, 1928 – Indian Dragonflies – The journal of the Bombay Natural History Society 32, p. 683-684.