Le cannibalisme chez Ischnura elegans est curieusement une occurrence presque commune parmi les cas de cannibalisme des Odonates ; en effet, cette espèce représente à ce jour 20% des cas de cannibalismes documentés chez les zygoptères ! Cette observation est la vint-troisième.
Cela reste bien sûr un phénomène rare et j’ai entrepris une longue recherche sur ce sujet dans laquelle j’ai tenté de recenser tous les cas de façon exhaustive (111 cas). Il y a plusieurs hypothèses pour expliquer ce curieux phénomène qui va à l’encontre de l’intérêt d’une espèce et dont les causes sont sans doute multifactorielles.
Ce 30 mai 2025, sur les berges de l’Étang du bois de Ham (Maine-et-Loire), il n’y a pas de vent, il fait 31°C.
En venant sur ce site, j’ai tout de même une arrière-pensée, car je sais que la rive nord-est, en pente douce, est envahie d’iris des marais et de joncs qui abritent toujours énormément d’Ischnura elegans… Mais c’est un site que je connais bien, que j’ai souvent exploré, sans jamais avoir eu la chance de faire de photos de prédation.
En m’avançant dans la végétation, je dérange de nombreux sujets très jeunes, jeunes ou matures qui s’écartent et se reposent à proximité, essentiellement I. elegans et P. pennipes, mais aussi quelques E. cyathigerum et P. acutipennis. Trois Libellula fulva, seuls anisoptères, se disputent cet espace assez restreint en me frôlant par moment.
À 15 heures exactement, un zygoptère très sombre que je dérange sans doute, s’élève mollement et est aussitôt saisi par un autre, tous les deux tombent à un mètre de moi, entre des iris, dans les herbes.
Les premières photos ci-dessus, me font battre le cœur plus vite, car dans mon viseur (numérique…), j’ai bien l’impression que ce sont 2 Ischnura elegans ; à cet instant, je ne suis tout de même pas certain que ce ne soit pas une tentative d’accouplement.
Mais la couleur de l’agresseur (?) élimine finalement un mâle qui n’aurait jamais cette teinte de bleu. Il est alors 15:03:25.
Les deux sujets combattent, en luttant, ils tombent et se rapprochent du sol, je fais de nombreuses photos sans intérêt, toujours gêné par la végétation qui s’interpose, mais qui me permettent d’avoir la certitude qu’une jeune femelle I. elegans mature agresse un très jeune mâle de la même espèce.
Si j’ai douté d’assister à une scène de cannibalisme, c’est que dans l’immense majorité des cas, la prédatrice (dans 70% des cas, c’est en effet une femelle) commence son repas par la tête et les yeux. Cette façon de s’attaquer au thorax me paraissait inhabituelle par rapport au nombreux cas que j’ai enregistrés.
Mais les deux photos ci-dessous m’enlèvent tout doute : une jeune femelle, plus vraiment une immature du type violacea, mais pas encore mature et androchrome, est en train de manger l’abdomen d’un très jeune mâle de la même espèce.
Quelques secondes plus tard, l’abdomen est sectionné. La prédatrice s’envole pour se reposer avec le reste de sa proie à un mètre cinquante. J’ai pris la précaution de bien repérer où était restée la victime avant de me déplacer pour faire la photo ci-dessous et quelques autres. Je ne pourrais pas suivre la prédatrice plus longtemps, car quelques secondes après ce cliché, elle a été percutée (m’a-t-il semblé) ou intimidée, en tout cas, par un autre Ischnura elegans (mâle ou femelle ?) et s’est envolée avec son repas.
Je suis retourné aussitôt vers la victime. Restée sur le même support, elle avait simplement glissé à peine plus bas.
Pour faire quelques photos, j’ai dégagé les herbes devant elle, et au bout d’une minute peut-être, j’ai eu la surprise de voir qu’elle était encore bien vivante bougeant maladroitement une puis deux pattes ; puis, j’ai été vraiment sidéré de voir ce petit mâle tourner autour de son support, pour le placer entre lui et moi et se cacher derrière, un comportement classique de protection des émergents !
Ischnura elegans cannibalisme ♀ x ♂ très jeune, étang du bois de Ham (F-49), 30/05/2025 – 15:09:01
Je l’ai très délicatement attrapé pour l’examiner, intrigué du temps que la prédatrice avait passé à s’intéresser au thorax, le côté que je pouvais observer ne portant pas de dommages. Je l’ai déposé sur une feuille et j’ai constaté une plaie béante sur le côté gauche de son thorax, là où la femelle s’était acharnée…
Il faut remarquer que malgré le fait qu’il ait perdu son abdomen, que le thorax soit largement ouvert et qu’il lui manque trois, l’insecte est vivant et adopte une posture classique d’un zygoptère posé. Il est bien sûr condamné, et après quelques hésitations, je l’ai placé à l’abri dans une touffe d’iris, cramponné à une feuille. Je suis repassé une demi-heure plus tard, il était toujours vivant, un peu plus haut dans la végétation…
C’est la troisième fois que j’observe ce genre de comportement, après un cas de cannibalisme entre Ischnura senegalensis, en Namibie et une autre en Australie, entre Ischnura heterosticta.
Il est très vraisemblable que le cannibalisme chez Ischnura elegans comme pour les autres zygoptères résulte d‘un problème de communication ; pourquoi l’agresseur ne comprend-il pas qu’il agresse un membre de sa propre espèce ? On constate, pour les zygoptères au moins, que les victimes (mâles, dans la plupart des cas) sont émergents, immatures ou très jeunes. Sans doute ne sont-ils pas capables d’émettre les signaux d’avertissement qui les feraient reconnaître… C’est ce que suggère Utzeri, 1980 (1).
Un facteur concomitant est vraisemblablement la forte densité d’individus présents sur le même site.
Plus de détails sur la page consacrée au Cannibalisme parmi les zygoptères.
1- C. Utzeri, Considerations on cannibalism in Zygoptera, Notul. odonatol., Vol. I, No. 6, pp. 97-112, December I, 1980.